Solange CLÉSINGER, née DUDEVANT (1828-1899) fille de George Sand, épouse du sculpteur Auguste Clésinger, dont elle se sépara
mercredi 5 novembre 2014
43 L.A.S. (4 non signées dont une incomplète), Paris, Cannes, Pau, Montgivray vers 1877-1898 et s.d., à Georges Loutil; 117 pages formats divers, une adresse et une enveloppe. Très intéressante correspondance amicale, souvent intime, avec ce juge de paix de La Châtre, d’environ 30 ans son cadet, vieux garçon et «jeune camarade». Elle comporte de nombreuses commissions relatives à ses biens dans le Berry, des demandes de conseils pour ses finances, des invitations à dîner ou à voir le buste de sa mère par Clésinger, des jugements littéraires et politiques parfois dans un langage assez cru. Elle exprime souvent un vif intérêt pour l’avenir de Loutil -mariage, postes à Alexandrie et Paris, héritage à préserver -, et parle aussi, avec une grande franchise, de son propre caractère passionné, de ses regrets tardifs et solitaires, de son dégoût de la vie. Nous ne pouvons en donner ici qu’un rapide aperçu. Paris [1876 ?] (deuil), après la mort de sa mère: «Que de fois on pense en soupirant: « Si elle était encore ici, je lui dirais ceci. J’irais la consulter, lui porter telle fleur, telle objet qu’elle aimait. Et comme telle autre chose lui eût fait plaisir ! » – Combien de fois en voyant quelque chose de nouveau ou de beau je me suis dit, « Qu’en aurait pensé ma mère ! » – Cependant je vivais, hélas ! hors d’elle, à part de sa vie quotidienne. Mais je lui écrivais, je lui soumettais mes idées, mes jugements – et elle me répondait»… 14 décembre [1877 ?]. «Je viens d’engloutir La Tentation de St Antoine de Flaubert. Oeuvre maladive, tourmentée, pénible, surchargée de travail – piochée à la fureur, insensée, malsaine, fatigant le lecteur autant qu’elle a éreinté l’auteur. J’en suis sortie brisée, à moitié folle, la tête rompue, le corps moulu – malade au moral et au physique; comme au sortir d’un cauchemar atroce, d’une nuit de délire, d’une fièvre cérébrale»… D’autres appréciations de la Vie de V. Alfieri, Samuel Brohl de Cherbuliez, Jacqueline Pascal de Victor Cousin… Cannes 6 février [1879], explications sur son choix de se «ruiner»… Dégoût pour la politique bête et sans gêne «de cette grande p… qu’on appelle la république. Pour moi – MacMahon – ou Grévy: Pierre ou Jules – c’est peu intéressant. Ejusdem farinæ. Des gens qui veulent des places, pour empocher de l’argent. Rien de plus»… 11 juin 1881, sur son affection pour l’ami mélancolique: «De la raclure de pomme de terre crue sur la brûlure – telle est l’amitié, son secours et son effet»… 9 juin 1882. Comme Robert le Diable, elle se trouve entre un bon ange et un mauvais démon. «Ce démon est terrible, c’est celui du passé, la lueur finale d’un rayon perdu, la dernière étincelle de vie. Après ça, les ténèbres, la morne vieillesse et les lentes approches de la fin. Cela vous explique pourquoi je me cramponne à l’absurdité d’une si décevante affection. Là est le secret, allez ! L’aspect et la contagion d’une autre vieillesse, plus vieille encore que la mienne, m’épouvantent […] sans compter qu’il est pénible, douloureux même pour une personne qui a la déplorable infirmité de ressentir profondément, de rompre avec une amitié de neuf ans»… 8 juin 1884. «Maison en détresse ! Plus de santé, plus d’argent»… Elle demande le compte et l’éventuel solde des intérêts Périgois, pour «ce qui ne concerne pas la maison et son acte»… 18 décembre 1890, satisfaction du dénouement du procès Patureau; de chagrins: morts de MM. de Lafayette et Charles Poncy, maladie grave de sa nièce Gabrielle à Rome, et le marquis d’Alfieri «incapable de m’écrire»… 15 janvier 1892. Loutil se retrouve solitaire à remâcher les souvenirs: «comme moi cette nuit, on fouille dans les correspondances lointaines du printems de sa vie, – et l’on se mord les points d’avoir méprisé l’amour adorable de celui-ci, l’amitié grondeuse mais dévouée de celui-là – la sympathie grande qui s’élevait autour d’une jeunesse en fleur – et dont rien dans l’âge avancé ne peut détruire l’enchanteresse et poignante remémorance, non plus que compenser l’irréparable perte. Le prince Radziwill ! Il m’est apparu cette nuit grandi de cent coudées – dans sa correspondance de 1858 – à 1862. Quel style aristocratique, quelle suavité de sentimens – quelle adoration respectueuse et vibrante cependant ! […] je l’ai laissé à côté – comme une sotte gorgée de succès – comme une imbécille étourdie que j’étais»… 20 janvier 1893, hiver sibérien: «Je lis des ballades glacées de Walter Scott, de ses admirables descriptions du paysage écossais et puis j’attends patiemment que mes jeunes voisins aient fini leurs partages – afin de savoir si j’aurai la maison»… 16 septembre. Réflexions sur l’insipidité et l’ennui de la vieillesse, alors que le «désir de plaire, c’est la coquetterie du coeur; c’est une insinuante et gracieuse flatterie» possible à tout âge, comme le prouvent les Dutheil. «Ne plus s’inquiéter d’être agréable, c’est tomber à l’état de boeuf inerte de nos étables»… 3 janvier 1895. Elle l’avertit que quelqu’un, en poste à Lignières, convoite la place de Loutil à La Châtre: «il conteste un point de droit, il ergote sur sa compétence, il admire George Sand, Clésinger, la grâce épistolaire de sa veuve; car il n’a pas fait qu’un peu de statuaire»… 30 décembre 1897. Elle a perdu son «ami exquis, incomparable», de 40 ans, «le marquis Alf. [Carlo d’Alfieri] – Mes derniers jours sont désemparés, pleins d’effroi, de désolation, d’inutilité ! L’âge, la distance, les obstacles n’avaient rien amoindri des sentimens réciproques, ardents et dévoués de deux coeurs faits pour s’aimer, deux esprits pour se comprendre, deux visages pour se plaire. Si des circonstances infranchissables et odieuses n’avaient séparé ce qui était pour ne jamais se quitter, Montgivray ne m’aurait jamais vue ni Paris jamais possédée. Romanesque et cruel roman de la vie réelle»… 21 août 1898: «être revenue après 22 ans d’absence […] pour chercher la trace des pas de Valentine et de Bénédict, celle des sabots du cheval d’Edmée de Mauprat… Avoir cru pouvoir gagner la chose difficile et revêche qu’on appelle vieillesse […] pour régler encore à 70 ans, des comptes de pirates ardoisiers ou de maçons dignes du bagne, c’est un joli comble !»… La justice «fait deux coupables au lieu d’un. M. Dreyfus – et un Esterhazy, un Picquart et un Mercier, une justice qui répond: Peut-être !»… 24 août, exaspération contre les artisans du Berry, mêlée de considérations sur Virgile et Chénier («enthousiasme et délices» de la relecture)… 9 décembre. Elle réclame des experts: «La bonne affaire de la route est tellement atténuée par les pilleries insensées des derniers détails avec mes coreligionnaires, qu’ils se trouvent, que les juifs sont délicats, généreux et larges, tandis que les chrétiens se montrent rapaces et corsaires»… Montgivray jeudi 15 [décembre]. Elle précipite son voyage à Paris pour affaires: «le logis de Paris est tout imprégné, embaumé de la présence chère qui ne se reproduira plus. Cette peine d’ailleurs est comme une brûlure incurable. Elle creuse et gagne chaque jour […]. Je n’ai jamais su aimer ou mépriser à moitié. Là j’aimais tant, j’étais tellement adorée que je me sentais rehausser et grandir par une telle tendresse. L’amitié a ses ardeurs aussi, ses exigences, sa déraison, peut-être; en tout cas ses enthousiasmes et ses emportemens – autant que ses désespoirs et ses rages. Tel est mon cas. J’ai trouvé là depuis 40 ans un coeur incomparable dont le mien s’est épris avec passion. Un amant, ça se remplace, mon cher. Mais un tel ami se regrette, se pleure, ne s’oublie jamais»… Pau 5 janvier. Récit animé de quelques jours passés avec une vieille amie à visiter Bayonne et Biarritz. Depuis le départ de Mme Clairin, elle cherche à combler le vide avec l’étude de La duchesse de Longueville de V. Cousin, dont elle loue le style et l’érudition: «cela est préférable à la littérature coïtante et aux romans au sperme de Mr Zola et autres saligots. Pardon ! Voyez le mauvais exemple rien qu’à songer à ces ordures, des mots infâmes sont éjaculés par la plume la plus propre. Signe irrécusable de décadence, mon bon ! Lorsque les arts se souillent, lorsque les Lettres tombent dans la fange – il n’y a plus rien à attendre d’une nation. […] Donc à bas la république !»… Montgivray 23 août. Elle a classé cette nuit la correspondance de son frère: «Le caractère de l’ensemble est la droiture, la simplicité dans la forme gaie, vive, particulière à lui; la bonté, le désintéressement, la loyauté, la dignité tranquille. Il avait certes de ces qualités – mais pas toutes. Rien n’est plus inexact qu’une correspondance pour donner l’idée de la réelle nature d’un être. Rien n’est plus faux: car les uns s’étudient, se mesurent, se dissimulent, se parent et s’embellissent. D’autres s’abandonnent, se lâchent, s’oublient, s’exagèrent; s’enfièvrent et s’ennevrosent en écrivant»… Etc