mercredi 15 novembre 2017
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Important bureau à caissons.
Bâti en résineux, ébène, chêne, marqueterie en première partie de laiton gravé et d’écaille rouge, palissandre, bronze doré.
Provenant de l’ameublement du château de La Roche-Guyon.
Attribué à Bernard Van Riesen Burg Ier.
Paris, vers 1724, modifié vers 1740.
Hauteur : 85,5 cm – Largeur : 198 cm – Profondeur : 97 cm
Provenance :
Exécuté vraisemblablement pour François VIII de La Rochefoucauld, 4e duc de La Rochefoucauld (1663-1728) ou pour son épouse, Madeleine-Charlotte Le Tellier (†1735), fille aînée de François-Michel Le Tellier, marquis de Louvois et d’Anne de Souvré, marquise de Courtanvaux.
Par descendance dans leur château de La Roche-Guyon.
Succession du comte Gilbert de La Rochefoucauld, duc de La Rochefoucauld (1889-1964) et de Marie-Louise Lerche, duchesse de La Roche-Guyon (1899-1984), sa seconde épouse et veuve
Vente, Sotheby’s, Monaco, 6-7 décembre 1987, n°120.
Bibliographie :
Paul Jary, Les anciens châteaux de France, 6e série, vol. VI : Ile-de-France : Champlatreux, La Roche-Guyon, Maisons-Laffitte, Osny, notices historiques et descriptives , Paris, F. Content, 1924, reproduit pl. 11.
Jean-Nérée Ronfort, Jean-Dominique Augarde, Le maître du bureau de l’Electeur, L’Estampille – l’Objet d’art, 243, janvier 1991, p. 64-65, fig. 22 a-b.
Ce bureau est classé parmi les monuments historiques par Arrêté du 10 avril 1945 : La ROCHE GUYON : château […] Bureau de Louvois en bois de placage et bronze doré.
Muni d’un ample plateau rectangulaire recouvert par un tapis en maroquin à bordure dorée au petit fer, ceint par un large encadrement marqueté formant écoinçons, ce bureau comporte deux caissons latéraux composés chacun de trois tiroirs bombés sur les faces et à leur partie intérieure et plats sur les côtés, qui sont réunis par un tiroir médian découpé en anse de panier et flanqué par deux groupes de triglyphes en laiton sur fond d’ébène. Ainsi que l’encadrement du plateau, dont les écoinçons renferment les allégories des Quatre parties du Monde, les tiroirs sont ornés de motifs grotesques de rinceaux, d’oiseaux, de personnages, de vases, etc., le tout en marqueterie de laiton gravé sur fond d’écaille rouge. Il repose sur quatre pieds galbés ayant remplacé anciennement les pieds d’origine du bureau. Ceux-ci sont plaqués de bois de palissandre et munis de chutes à têtes de femmes posées sur des feuilles d’acanthe formant refends de bronze doré, réunies par des arêtes aux sabots en forme de griffes de lion, également en bronze.
Photographié par Gustave-William Lemaire vers 1900-1920 dans le grand salon du château de La Roche-Guyon (fig. 1-2), puis reproduit en 1924 dans le Recueil des Anciens Châteaux de France, ce bureau avait été classé parmi les monuments historiques, en tant qu’objet mobilier, par arrêté du ministère de l’Education nationale, en date su 10 avril 1945, suite à la demande de la duchesse de La Roche-Guyon, formulée par lettre du 21 décembre 1944.
Selon l’arrêté de classement, il s’agissait du Bureau de Louvois en bois de placage et bronze doré, information reprise aussi dans le catalogue de vente, lors de la dispersion des collections du château de La Roche-Guyon, en 1987 : Ce bureau est réputé par une tradition ancienne avoir appartenu à Louvois, père de la Duchesse de La Roche-Guyon, Madeleine-Charlotte. Certes, le meuble doté à l’origine de huit pieds en consoles, aurait pu être réalisé avant le décès de François-Michel Le Tellier, marquis de Louvois, survenu le 16 juillet 1691, car on sait que ce genre de piétement était déjà largement utilisé vers 1685 par l’ébéniste César Campe, comme en témoigne son inventaire après décès du 2 juillet 1686, qui mentionne à maintes reprises des bureau posés sur huit consolles et des tables avec le pied à consolles ou bien montée sur quatre consolles, etc. Cependant, aucun bureau qui pourrait correspondre à notre meuble n’est décrit dans l’inventaire après décès du ministre.
Comme nous allons le constater plus loin, certains motifs présents dans le décor marqueté de ce bureau indiquent une date d’exécution bien plus tardive, qui se situerait aux alentours de 1724. Ceci pourrait correspondre à une commande des personnes qui habitaient alors le château de La Roche-Guyon (fig. 3), François VIII de La Rochefoucauld, 4e duc de La Rochefoucauld (1663-1728), ou son épouse, Madeleine-Charlotte Le Tellier (†1735), fille aînée du marquis de Louvois et d’Anne de Souvré, marquise de Courtanvaux, ou bien de sixième fils des premiers, Alexandre de La Rochefoucauld (1690-1762), le 5e duc. En effet, le 7 juillet 1714, François avait consenti une donation et substitution du duché de La Roche-Guyon à son fils Alexandre de La Rochefoucauld, tout en se réservant la jouissance du château pendant sa vie durant.
François de La Rochefoucauld, trépassa le 22 avril 1728, et dans son inventaire après décès commencé le 3 mai suivant, les biens meubles du château de La Roche-Guyon ne figurent pas. Car, l’inventaire de ceux-ci, qui n’est pas conservé, hélas, fut dressé le 21 juillet suivant par un notaire du duché, des meubles meublans et autres effets qui s’étoient trouvés […] en son château de la Rocheguyon. Cependant, dans un registre contenant l’Inventaire général de la Roche-Guyon, de 1780, se retrouvent deux grands bureaux dont un garni en cuivre et écaille, écritoire pareil, ce dernier étant notre bureau.
En effet, lors de la vente de 1987, le numéro 119, à la suite du bureau, comportait un encrier, également en marqueterie en première partie de laiton sur fond d’écaille rouge, vraisemblablement celui dont parlait l’écrivain Arthur Young en 1787 dans son Voyage en France, 1787-1790 : C’est dans cet encrier que Louvois a trempé sa plume pour signer la révocation de l’Edit de Nantes, et sans doute aussi l’ordre donné à Turenne de brûler le Palatinat. Cette affirmation doit être très probablement l’origine de la tradition familiale, qui voulait que le bureau et l’écritoire l’accompagnant proviennent du ministre Louvois.
A la fin de l’Ancien Régime, le château de La Roche-Guyon appartenait à Louise-Elisabeth de La Rochefoucauld, duchesse d’Enville, veuve de Jean-Baptiste-Louis-Frédéric de La Rochefoucauld de Roye (1707-1746), duc d’Enville. Née en 1716, la duchesse trépassa le 31 mai 1797 et aucun inventaire après décès ne fut dressé alors.
Après un passage dans la propriété du duc de Rohan et de sa descendance, le domaine de la Roche-Guyon fut vendu le 13 juillet 1829 à François XIII Armand Frédéric de La Rochefoucauld (1765-1848), petit neveu de la duchesse d’Enville et resta ainsi dans cette dernière famille. La prisée du mobilier du château effectuée lors de l’inventaire après décès de François XIII du 19 décembre 1848, mentionne lui-aussi dans la bibliothèque l’existence de notre meuble : un bureau en marqueterie de Boule et un encrier pareil prisés la somme de 1 000 f .
Ce bureau appartient à un groupe très cohérent de meubles recouverts de marqueterie de laiton et d’écaille, souvent rehaussée de nacre et de corne polychrome, dont les plus anciens exemplaires remontent au dernier quart du XVIIe siècle et les plus récents avoisinent les années 1730. Le groupe, mis en évidence depuis 1991, comporte des meubles prestigieux, tels ceux exécutés avant la fin du XVIIe siècle, comme le bureau aux armoiries de la duchesse de Retz de la collection royale d’Angleterre, celui aux armes de Maximilien II Emmanuel de Bavière du musée J.-Paul Getty, ou un troisième du musée Victoria and Albert de Londres, ou ceux réalisés après 1700 et jusque vers 1735-1738, comme le bureau de l’électeur Maximilien II Emmanuel de Bavière conservé au musée du Louvre, la commode provenant de l’ameublement de Louis-Charles de Machaut (1667-1750) , ou celle très similaire de Toledo Museum of Art, etc.
La pièce qui présente le plus d’analogies avec notre meuble est le bureau en contrepartie et à rajouts polychromes se trouvant en Angleterre, dans la collection Parker à Saltram, dans le Devon (fig. 4-5), auquel Christopher Rowell a consacré un article très érudit dans les pages de Furniture History ayant analysé à cette occasion minutieusement l’ensemble des connaissances sur la production de l’ébéniste qu’on s’accorde à désigner depuis 1991 sous l’appellation de maître du bureau de l’électeur, analyse que nous n’allons pas reprendre ici, mais à laquelle on renvoie pour plus de détails.
De dimensions à peine plus petites, le bureau Saltram permet d’imaginer celui de La Roche-Guyon, avant la modification de son piétement. Il présente cependant quelques petites différences dans la disposition des motifs autour des entrées de serrure sur les tiroirs latéraux en haut et en bas des caissons, ainsi que des panneaux marquetés d’un autre modèle sur les parties intérieures de ceux-ci, où le motif de l’obélisque à lierre de notre bureau a été remplacé par deux chimères à long cou, de part et d’autre d’un vase de fleurs (fig. 6-7).
En revanche, les écoinçons de l’encadrement du plateau renfermant les représentations des Quatre parties du Monde sont identiques sur les deux bureaux, ainsi que la figure d’une divinité à plusieurs bras jaillissant d’une corolle, représentée en buste et dont la tête à triple-face est coiffée d’un chapeau chinois ((fig. 8).
Or cet étonnant personnage constitue une compilation directement inspirée par deux gravures de Bernard Picart (1673-1733) faisant partie de son recueil intitulé Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, dont la première édition en français fut publiée à partir de 1723 (fig.9-10).
La date de parution de cet ouvrage constitue ainsi une date post quem pour l’exécution du bureau de La Roche-Guyon. Il est connu que Bernard Picart, comme Huquier plus tard, reprenait de nombreux sujets de ses confrères, les transposant en gravure, ou inventait ses propres modèles, à différents intervalles de temps. Cependant, à notre connaissance, les deux figures du panthéon nippon ne firent leur apparition dans l’œuvre de Picart qu’en 1723 et on n’en connaît pas d’autres représentations antérieures.
Par ailleurs, plusieurs motifs marquetés sur notre bureau et sur celui de Saltram, sont également directement inspirés par des gravures plus anciennes de Bernard Picart. Ainsi le personnage allégorique de l’Europe
trouve son archétype dans une figure de l’Europe dans une bibliothèque de 1718 (fig. 11-12) ; alors que les deux colombes symbolisant l’Amour, au demeurant motif récurrent dans l’ œuvre de cet ébéniste, sont inspirés, ainsi que certains rinceaux, animaux et oiseaux, d’une planche gravée par Picart, où l’on voit la Moitié du Marchepied, ou Plancher du Premier Carosse en Marqueterie d’écailles avec des filets de cuivre du duc d’Osuna, faisant partie d’un recueil de sept gravures réalisées en 1713 et publiées à Amsterdam en 1714 (fig. 13-14). On pourrait ainsi développer ces similitudes entre d’autres motifs marquetés et les gravures de Picart, tels mascarons coiffés de plumages à l’indienne, perroquets, lévriers, écureuils, vases de fleurs, etc.
Certes, l’aspect du bureau de La Roche-Guyon pourrait être interprété en tant qu’approche retardataire, vue la date supposée de son exécution. Pourtant, certaines particularités dans sa construction, notamment le galbe prononcé des tiroirs et surtout celui très marqué à la partie intérieure des caissons, correspondent plus à une démarche innovante dans la réalisation de ce genre de meuble qu’à des aptitudes limitées de l’ébéniste à s’adapter aux modes du temps. En outre, les bureaux de La Roche-Guyon et de Saltram devraient correspondre vraisemblablement à des commandes bien précises. Aussi, peut-être, à un certain attachement de leur auteur à un modèle de bureau à caissons à tiroirs superposés, qui lui était familier et qu’il continua à produire tout en l’améliorant et en privilégiant les formes concaves, les découpes en arc de cercle, les tabliers en lambrequins, ou bien les pieds galbés, comme on le constate sur deux bureaux passés en vente à New York et à Paris.
L’aspect très homogène du décor marqueté de l’ensemble de ces meubles, ainsi que la présence récurrente du motif d’obélisques à lierre sur le groupe plus ancien, de même que sur le bureau de Maximilien II Emmanuel de Bavière conservé au Louvre, plus tardif, révèle, en effet l’ œuvre cohérent
d’un ébéniste actif à Paris pendant le dernier quart du XVIIe siècle et le premier tiers du XVIIIe siècle. Ces observations, corroborées aux avancées récentes de la recherche, confortent l’hypothèse des MM Ronfort et Augarde, selon laquelle il s’agirait bien de la production de Bernard Ier Van Riesen Burg, artisan d’origine hollandaise, né vers 1660 à Groningue au nord des Pays-Bas, arrivé à Paris avant 1694, où il s’installa au faubourg Saint-Antoine, et décédé dans cette ville le 2 janvier 1738. Son inventaire après décès du 7 janvier suivant témoigne d’un atelier encore notable de sept établis et d’une ancienne production de meubles recouverts en marqueterie de cuivre et d’écaille, comme de l’utilisation de nacre de perles, burgo et autres nacres, ainsi que d’une production plus récente, assez importante de pendules et de scabellons également à revêtement marqueté. Il avait comme chef d’atelier l’ébéniste Adrien Dubois, spécialisé dans la fabrication des meubles marquetés de laiton et d’écaille, aussi le frère de celui-ci François Dubois, qualifié de graveur, découpeur et marqueteur, et le ciseleur Louis Blondel, qui travaillaient aussi pour lui, etc.
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Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, inv. 67L01802 et 67L01816.
Succession de Gilbert de La Rochefoucauld, duc de La Roche-Guyon, Sotheby’s, Monaco, 6-7 décembre 1987, n°120.
Calin Demetrescu, « Les Campe ébénistes méconnus du règne de Louis XIV », Objets d’art. Mélanges en l’honneur de Daniel Alcouffe, Dijon, Eds. Faton, 2004, p. 193-199.
Arch.nat., Min. cent., LXXV, 530, Rés 954 : inventaire après décès de M. de Louvois du 13 août 1691.
Arch. nat., Min. cent. XCII, 455.
Cité dans l’inventaire après décès de sa veuve, Madeleine-Charlotte Le Tellier, du 6 décembre 1735, voir Arch.nat., Min. cent., XCII, 484 ; l’inventaire des meubles en question, du 21 juillet 1728, est en déficit parmi les minutes du notaire Le Chenetier, conservé aux Archives départementales de Val-d’Oise.
Archives départementales de Val-d’Oise, 10J 34.
Archives départementales de Val-d’Oise, 10J 35.
Jean-Nérée Ronfort, Jean-Dominique Augarde, « Le maître du bureau de l’Electeur », L’Estampille – l’Objet d’art, 243, janvier 1991, p. 42-75.
RCIN 39213.
Inv. 87.DA.77.
Inv. 372-1901.
Inv. 372-1901.
Inv. OA 9538.
Christie’s, Paris 16 décembre 2008, n°11.
Inv. 65.167.
National Trust. SAL/F/25.
Chrisopher Rowell, « A Louis XIV polychrome Boulle marquetry bureau by the ‘Maître du bureau de l’électeur’ at Saltram », Furniture History, Vol. XLVII (2011), p. 19-46.
Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-P-OB-51.507.
Il s’agit de la planche 6 du recueil, un exemplaire conservé à Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-P-OB-57.165.
Sotheby’s, 19 avril 2012, n°128.
Vente, Paris, hôtel Bristol, Me Kohn, 22 mai 2013, n°32.
Calin Demetrescu, « Le détail de tout. L’ornement ou repères pour une méthode d’attribution du mobilier louis-quatorzien », Les Cahiers de l’Ornement, 2, Rome, Res Lieraria – République des Savoirs, Collège de France, Centre Jean Pépin, 2016, p. 156-177.
Cité par Jean-Nérée Ronfort, Jean-Dominique Augarde, op. cit., p. 70 et suiv..