Exceptionnelle suite de deux commodes en vernis Martin pouvant former paire. Elles sont galbées sur les trois faces et dans les deux sens. Elles présentent deux tiroirs sans traverse, le deuxième formant cul de lampes. Pieds galbés. Plateau de marbre brun veiné de gris à double bec de corbin et moulures. Bronzes ciselés et doré (quelques uns postérieurs).
Sur l’un trace de C couronné (1745-1749). (Reprises au décor, restaurations dans les bâtis). Estampillées Charles CHEVALLIER. Paris, vers 1745-1749.
Hauteur : 91 cm – Largeur : 158 cm – Profondeur : 68 cm
Provenance :
Marquise de X… puis par descendance.
D’aspect chantourné, à façade tripartite et à cartel, ouvrant par deux tiroirs sans traverse, ces commodes sont entièrement recouvertes d’un décor en camaïeu bleu sur fond blanc, peint à l’huile, verni et poli, en remplacement de celui ancien, qui était peint à l’origine en camaïeux de vert et de jaune. Il représente divers oiseaux et plantes à fruits et à fleurs sur des terrasses accidentées de rochers. Les meubles sont dotés d’une riche parure de bronzes dorés. Ainsi, les tiroirs des commodes sont ceints d’un encadrement mouvementé formé par des volutes en S et en C, ornées de rocailles, de rinceaux, de fleurons et d’enroulements de tiges feuillagées ; alors que leur centre est occupé par un ample cartouche violoné, orné de rocailles et formant crochets de tirage sur le tiroir supérieur et poignées recroquevillées sur celui inférieur. Le galbe des pieds est souligné de chutes à petit cartel en frome de cœur allongé et contourné, entouré de rocailles, de volutes et de tiges à feuilles ajourées. Les mêmes motifs de palmettes et des rocailles sont repris sur les entrées de serrure et sur les sabots des pieds. Les plateaux en marbre d’aspect chantourné sont moulurés en leurs pourtours d’un quart-de-rond et d’un bec de corbin.
Cet ensemble présente d’évidentes similitudes dans son décor peint avec la commode et l’encoignure provenant de la chambre bleue de Madame de Mailly au château de Choisy, exécutées par Mathieu Criaerd (v.1689-1776) et conservées aujourd’hui par le musée du Louvre (1) ; ainsi, sa réalisation doit-elle être mise également en rapport avec le mercier parisien Thomas-Joachim Hébert (1687-1773), qui fut à l’origine des meubles réalisés par Criaerd et que le marchand livra pour le Garde-Meuble de la Couronne respectivement en 1742 et en 1743, pour Choisy (fig. 1-2). Sur l’une de nos commodes se retrouve aussi la représentation d’un oiseau à aigrette très proche de celle de la commode de Madame de Mailly (fig. 3-4), et l’ensemble des végétations et des terrasses se ressemblent à plus d’un détail sur les deux groupes de meubles.
Rappelant plutôt les tissus dits indiennes qu’un décor chinois, les motifs qui constituent leur décor évoquent l’ambiance exotique d’un Extrême-Orient de fantaisie mis au goût du jour par les peintres Alexis Peyrotte, Christophe Huet, ou bien François Boucher (2). Christophe Huet (1700-1759), qui semble, en effet sinon l’auteur des dessins, du moins l’inspirateur des motifs figurant sur l’une de nos commodes, avait peint ce même genre d’oiseau à aigrette sur un panneau provenant d’un décor mural, remonté aujourd’hui au château de Chantilly (3) et sur un autre faisant partie des lambris du grand salon du château de Champs-sur-Marne (fig. 5-6), les deux datant des années 1735-1750. Huet est également à l’origine des peintures en camaïeu de bleu sur fond blanc, décorant les lambris d’un ancien petit cabinet, appelé aujourd’hui boudoir, de ce même dernier château (fig. 7), dont la ressemblance avec les décors de nos meubles est encore plus évidente. L’élaboration des ceux-ci doit être ainsi mise en rapport avec les modèles de Huet et son atelier, alors que la réalisation du vernis est vraisemblablement due à Guillaume Martin (†1749), spécialisé dans ce genre de travaux.
Le vernisseur Guillaume Martin, qui avait livré épisodiquement le Garde-Meuble de la Couronne et travailla aussi pour le marchand mercier Hébert (4), était apparenté également avec la famille des ébénistes Chevallier. Il était le beau-frère de Jean-Baptiste Chevallier, dont la sœur Anne avait convolé avec le frère de Marie Lamy, épouse de Guillaume Martin (5) et les deux familles habitaient dès 1714, dans une maison rue du faubourg Saint-Antoine, à l’enseigne Le Roy de Siam. Certainement, après le décès en 1730 de Jean-Baptiste Chevallier, Guillaume Martin continua à travailler avec d’autres membres de cette dynastie d’ébénistes. Par ailleurs, l’auteur de nos commodes, Charles Chevallier était aussi apparenté avec une autre grande dynastie parisienne d’ébénistes, les Criaerd : sa nièce, Marie-Suzanne, fille de Jean-Mathieu Ier Chevallier, avait épousé en 1748, Antoine-Mathieu, le fils aîné de Mathieu Criaerd, ce dernier ayant réalisé les meubles pour Madame de Mailly à Choisy. Donc une collaboration entre Charles Chevallier, son frère Jean-Mathieu Ier et Mathieu Criaerd serait tout à fait envisageable. On constate, en outre, que les bronzes dorés qui ornent la façade de nos commodes sont pratiquement identiques à ceux, argentés, de la commode du Louvre.
Charles Chevallier avait épousé en 1737, Jeanne-Madeleine, la fille de l’ébéniste Gaspard Coulon. A cette époque, il demeurait rue de Grenelle, avec son frère Jean-Mathieu Ier, et participait à l’entreprise de ce dernier. Le 30 mai 1739, Charles Chevallier et son épouse s’étaient installés dans une maison avec boutique grande rue du Bacq, qu’ils finirent par acheter en 1763. Charles décéda le 3 février 1771 et l’inventaire dressé le 24 juillet de la même année (6) témoigne de la réussite de l’ébéniste. La valeur des marchandises s’élevait à plus de dix mille livres et leur quantité était tout aussi impressionnante : entre autres y étaient décrits non moins de cent cinq corps de commodes dont seize étaient recouvertes en vernis (7) … Malgré le grand nombre de marchandises, aucun établi n’était décrit dans l’inventaire après décès de Charles Chevallier. Doit-on conclure qu’il agissait plutôt en entrepreneur se contentant d’assembler que de fabriquer, tout en orchestrant une production assurée par les Coulon, les Criaerd ou les Saunier, familles d’ébénistes avec lesquelles il était apparenté. Dans cette perspective, il semble tout à fait vraisemblable d’envisager que notre paire de commodes fût exécutée par Mathieu Criard (1689-1776), vue sa grande ressemblance avec la commode de madame de Mailly, que ce dernier avait fourni en 1742. Fût-elle seulement assemblée et vendue par Charles Chevallier qui y apposa son estampille, selon un procédé assez courant dans les milieux de marchands-ébénistes parisiens au XVIIIe siècle ?
Par ailleurs, fait symptomatique, en 1774, le commerce à l’enseigne A la croix de Chevalier du frère aîné de Charles Chevallier, Jean-Mathieu Ier, fut repris par Antoine-Mathieu Criaerd, le gendre, de ce dernier, qui continua l’entreprise familiale, tout en estampillant Criaerd, mais en se faisant appeler Chevallier (8).
1 Inv. OA 11292 et OA 9533.
2 J. Durand, M. Bimbenet-Privat, F. Dassas [sous la dir.], Décors, mobilier et objets d’art du musée du Louvre de Louis XIV à Marie-Antoinette, Paris, éds. du Louvre – Somogy, 2014, cat. 81, p. 256-257.
3 Musée Condé, inv. PE 401.5.
4 T. Wolvesperges, Le meuble français en laque au XVIIIe siècle, Paris-Bruxelles, éds. de l’Amateur – éds. Racine, 2014, p. 104-105, 130.
5 C. Demetrescu, Une dynastie prospère d’ébénistes au XVIIIe siècle : Les Chevallier, L’Estampille – l’Objet d’art, 335, avril 1999, p. 68.
6 Arch. nat., Min. cent., LXV, 372.
7 C. Demetrescu, ibid., p. 76.
8 C. Demetrescu, ibid., p. 78.